Que savent les ombres ?

Chroniques vagabondes

Nuits de pleine lune

Il s’appelle Édouard. Mais on le nomme volontiers Eddie la loose dans le quartier. Eddie est grand, mince et légèrement voûté. Personne ne connaît la couleur de ses yeux, et tout le monde s’accorde à dire qu’ils sont ternes. Édouard expliquerait bien que ses yeux sont gris anthracite, comme la pierre du même nom, et que l’éclat glacial de son regard ne se distingue que les nuits de pleine lune, seulement personne ne lui a jamais demandé quoi que ce soit concernant ses yeux, car à vrai dire, tout le monde s’en moque. Édouard vit comme une ombre dans la ville. Il n’a ni ami, ni ennemi, et s’il n’avait pas été aussi grand, il aurait facilement pu devenir entièrement invisible aux yeux de tous.

Édouard passe énormément de temps dehors. À flâner, dessiner, lire ou dormir. Quand sonne dix-neuf heures, il quitte son quartier pour ne revenir qu’à deux heures du matin. Si on lui avait demandé ce qu’il faisait à ces heures, il aurait répondu qu’il était le pianiste du bar Le Soleil Noir, dans la rue sans nom du centre-ville. Seulement, bien entendu, personne ne comptait lui demander quoi que ce soit. Pourtant, la vieille Émeline avait bien repéré son manège, et s’était empressé d’en parler à sa fille, qui s’était empressée de le raconter à tout le quartier. Eddie la loose, le flâneur du quartier, avait l’étrange habitude de quitter les lieux tous les soirs à dix-neuf heures, pour n’y revenir qu’en pleine nuit, lorsque tous les habitants étaient endormis. De cette révélation naquirent différents mythes, dont un avait réussi à s’ancrer dans les esprits, Eddie était un tueur. Et il tuait de nuit.

Aujourd’hui, Eddie n’est pas parti travailler. Après avoir dessiné quelques croquis sur la place Saint-Michel, il s’est dirigé d’un pas tranquille vers chez lui. Édouard habite l’immeuble le plus haut de la ville. Sa résignation à vivre en société ne tient qu’à la condition, inaliénable, de ne jamais être séparé du dehors. Ainsi, avait-il choisi le douzième étage, et sa vue, époustouflante, sur la ville, les forêts et les lacs environnants. Eddie s’arrête sur le palier de la voisine. Face à la porte, le poing levé, il retient son souffle. Puis il frappe, un, deux, trois coups. Même s’il ne le croise quasiment jamais, Édouard s’est fait une bonne idée de son voisinage. Et il sent, d’instinct, que la voisine d’en face, bien qu’effacée, porte un lourd secret. Lorsqu’enfin elle lui ouvre, il lui adresse un sourire : « Hé, salut Sonia. J’aimerais t’inviter à dîner ce soir. » Sonia est abasourdie. C’est la première fois qu’elle entend sa voix. Étonnamment, celle-ci est douce, calme, profonde. Sonia sait pertinemment que tout ce qu’on raconte sur son voisin est infondé, pourtant elle ne peut s’empêcher de rester sur ses gardes. Elle hésite, puis secoue la tête : « Je ne sais pas, c’est une demande plutôt inattendue. » Édouard n’est pas surpris. Il baisse la tête, et recule jusqu’à chez lui : « Si le cœur t’en dit, ce soir ma porte est ouverte. » dit-il avant de disparaître.

Sonia reste un moment dans l’entrebâillement de la porte mais finit par la refermer. Elle aimerait bien appeler Suzie pour tout lui raconter mais elle n’a pas vraiment envie d’alimenter les on-dit. Un bon bain peut-être, l’aiderait à prendre une décision. Elle se dirige dans la salle de bain et ouvre les robinets. Est-il vraiment plus sage de ne rien entreprendre ? N’est-ce pas se complaire à rester dans l’erreur ? Mais à quoi bon accepter un rendez-vous alors même qu’elle ne souhaite nullement entamer une quelconque relation. « Tsss… » La baignoire à moitié pleine, Sonia y glisse un galet de bain à la fleur de tilleul. De la mousse se répand peu à peu dans l’eau brûlante. Sonia se déshabille, attache ses cheveux. Il faut dire que l’invitation ne pouvait pas mieux tomber. Son frigo est vide, tout comme son compte en banque. Peut-être peut-elle accepter un dîner sans pour autant prolonger la soirée. Elle plonge dans le bain et pousse un soupir de soulagement. Court-elle vraiment un risque à passer la soirée seule avec lui sans mettre personne au courant ? Elle secoue la tête et ferme les yeux.

Sonia n’a connu qu’un seul véritable amour. Un amour particulièrement désastreux. Au fil des années son homme s’était révélé alcoolique, violent et sadique. Elle avait mis plusieurs années à s’en défaire, et gardait en elle de nombreuses séquelles. Aujourd’hui, dix mois à peine après l’avoir quitté, elle aspirait juste à une vie calme, paisible, et sans surprise. Pourtant, ce soir, Sonia hésite. Son énigmatique voisin n’a t-il pas le droit, ne serait-ce le temps d’une soirée, d’avoir un semblant de vie sociale ?

***

« Salut louloute ! Ça gaze ? Tu peux m’appeler ce soir à 22h ?

« Salut ma belle! Ça va et toi ? Je peux t’appeler dès à présent si ça t’arrange !

« Pas libre avant.

« Alors ok pour 22h. @toute !

***

Il est vingt heures lorsque Sonia se présente à la porte d’Édouard. Elle a apporté un reste de vin blanc. Elle n’aime pas arriver les mains vides. Dans son sac à main, son téléphone est programmé pour envoyer un message à sa meilleure amie à vingt-deux heures et cinq minutes. Elle y indique être en danger et lui demande d’appeler en urgence la police. Le message sera envoyé si Sonia ne le désactive pas à temps ou si elle ne répond pas à l’appel de son amie.

L’appartement d’Édouard est très chaleureux. Malgré sa décision de garder ses distances, elle ne peut s’empêcher d’aimer tout ce qu’elle voit. La lumière du salon est tamisée juste ce qu’il faut et le grand sofa, bien qu’abîmé par endroits, semble l’inviter à s’y blottir. À droite, une immense bibliothèque menace de s’écrouler sous le poids des livres et des années. Sur un bureau, une multitude de croquis et dessins en tout genre s’entassent. Cet appartement respire la vie. Comment se fait-il que son propriétaire en semble si dénué ? Sonia se tourne vers Édouard dans l’espoir de le sonder.

« C’est la vue que j’aime ici ! » lui dit-il en la guidant jusqu’aux fenêtres. Et effectivement celle-ci est bluffante. Sonia l’avait presque oublié. Elle avait failli prendre un appartement identique à l’étage en dessous, mais le prix était double. Certes, son appartement à elle donnait sur la partie industrielle de la ville, qui s’étendait à perte de vue, mais elle n’en avait pas moins la sensation d’espace et de vertige que procure une telle hauteur. Ce soir, la lune est belle et pleine. Les deux jeunes gens la contemple un moment en silence.

Sonia passe une bonne soirée. Elle écoute avec plaisir son hôte lui parler de ses voyages, son bar et ses clients loufoques. Elle mange tout avec appétit et rit sans réserve. Pour la première fois depuis bien longtemps, Sonia se détend. Elle pensait avoir oublié une telle sensation de bien-être. Elle en aurait presque les larmes aux yeux mais elle a trop envie de profiter pour verser dans le sentimental.

Édouard aussi passe une bonne soirée. Quoique très différente. Contrairement à sa voisine, il ne vit pas l’instant présent, mais se projette. Et il sait bien que les moments évoqués sont des moments révolus, tout comme cette soirée, qui touche à sa fin. Édouard désespère de voir le futur. Il aimerait être aussi détaché qu’il le paraît, mais la réalité le rattrape. Il a presque l’impression de jouer la comédie ce soir, et pourtant, c’est bien lui, en ce moment même, qui parle, rit, gesticule. C’est lui, et seulement lui.

À quelques minutes de l’heure fatidique, Sonia prépare son départ. Elle a passé un moment très agréable en sa compagnie, mais il est temps pour elle de rentrer. Elle sent bien qu’il ne veut pas qu’elle parte. Pas tout de suite. Mais elle s’est fait la promesse de ne pas rester plus. Sonia se dirige donc vers le vestibule alors qu’il essaie de gagner du temps. L’appel de Suzie devrait permettre de mettre un terme à leur discussion.

Le téléphone sonne. Tout en s’excusant, Sonia attrape l’appareil, mais son geste est stoppé net par le jeune homme qui saisit son poignet avec force. Sonia s’immobilise, interdite. Les deux étrangers se défient. La jeune femme ne comprend pas ce qu’elle voit. Elle aperçoit dans le regard de son hôte, une lueur nouvelle qui lui glace le sang. Le téléphone s’arrête. Édouard lâche son emprise. Dans le couloir qui sépare leurs deux appartements, un homme tambourine à une porte. Encore sous le choc, Sonia met du temps à se ressaisir. Les coups à la porte s’intensifient. Un homme hurle. Un bref instant, Sonia songe à la police, mais ça n’a pas de sens. Il est bien trop tôt. Qui peut donc faire autant de grabuge à sa porte ? Confuse, Sonia se précipite vers la porte d’entrée. « Non ! » Sonia en a le souffle coupé. Édouard a été plus alerte, et l’enserre désormais de son bras puissant. Plaquée contre sa poitrine, elle a du mal a respirer.

C’est alors qu’elle comprend. Lentement, Sonia sent perdre toutes ses forces et revenir ses anciennes frayeurs. L’homme en train de défoncer sa porte n’est autre que celui qui a transformé six années de sa vie en cauchemar. Sonia ne sent plus ses jambes. Elle se laisse glisser au sol, soutenue dans son affaissement par son obscur protecteur. Des larmes silencieuses coulent le long de ses joues. Atterrissent sur le bras d’Édouard.

L’homme vocifère, menace de la tuer. Il la battra à mort. « Tu m’entends ?? Tu m’entends sale garce ?! » Il s’époumone, ivre, dans l’appartement. Il casse, déchire, tape. Insulte. Insulte. Insulte.

Sonia est secouée de sanglots. Édouard a lâché son étreinte. Il observe, impuissant, le désastre d’une relation humaine. Voilà ce qu’il redoutait toute la soirée. C’était là, et c’était moche, ignoble, écœurant.

Les policiers interviennent bien tard. Ils essaient d’appréhender l’homme avec douceur. Il ne faut pas. Un coup de feu résonne. Un agent est touché. Sonia se crispe, se plie de douleur. Aucun barrage ne peut la protéger de la haine qu’il lui destine. Aucune présence ne pourrait apaiser la violence de ce qu’elle reçoit. Elle voulait juste une vie paisible. Plusieurs coups de feu se répondent. Puis d’un coup, tout se calme. Sonia reprend sa respiration, comme émergeant soudainement d’une noyade. C’est la fin. Tout est fini. L’homme a été abattu.

Cette nuit là, Sonia n’a pas dormi. Blottie dans les bras de son amie Suzie, elle s’est repassée la scène encore et encore. Elle n’aura pas l’occasion de remercier Édouard mais ne le sait pas encore. Édouard repart. Qu’importe où, tant que c’est loin de tous. Et plus près de la nature.

Plus tard, bien plus tard. Sonia comprendra. Qu’Eddie savait d’avance. Eddie. « Eddie la loose ». L’homme aux yeux anthracite, comme la pierre. Et à l’éclat glacial les nuits de pleine lune.

Crédit photo : Rkarkowski

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3 Commentaires

  1. r 7 avril 2018

    Une histoire racontée avec concision selon une cadence rapide. Il faut savoir gérer son souffle pour ne pas en manquer durant la lecture, surtout vers la fin. Bien ordonnée face à des émotions désordonnées. Une surprise de taille, le mal jaillit d’ailleurs. Bravo!

  2. Sunni 8 avril 2018

    Personnage énigmatique et attachant … on a presque envie de le suivre au grès de ses aventures . J’adore le final !

  3. Mel 17 avril 2018 — Auteur d'un article

    Merci ! 😀

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