Que savent les ombres ?

Chroniques vagabondes

Ce que savent nos ombres

Chapitre 1 – Moi, Camille

Dehors la vie semble arrêtée. La pluie a cessé, mais a laissé son empreinte un peu partout, désolant le paysage d’une morosité pesante. Sur la fenêtre, la trace de ma main plutôt posée contre le carreau froid, s’estompe. Je me détourne de ce tableau désespérant.

Je regrette ton départ brutal et notre absence de communication. Comme j’ignore vers qui me tourner, je m’évade dans les songes :

Je sors. Munie de mes chaussures de randonnées, j’enfile mon vieux sweat à capuche, attrape mon manteau et pars affronter le froid. Ma vieille Volvo m’attend.

La route est sinueuse, mais j’ai besoin d’arriver vite. Les gravillons rythment mon passage. Les pneus crissent sur une dizaine de kilomètres avant de s’arrêter soudainement à l’entrée du chemin de randonnée. Tout en sortant du véhicule, je jette un œil au cadran indiquant l’heure et plonge dans la semi-obscurité de la petite forêt escarpée. J’ai trois heures devant moi, tout au plus. Ensuite le noir envahira totalement l’espace.

Enfant, je détestais marcher. Tu adorais ça. Je détestais la nature, le vent, le froid. Tu roulais dans les feuilles avec bonheur. Finalement, peut-être me suis-je rapprochée de toi. Car cette randonnée me fait aujourd’hui un bien fou. Le bruit des feuilles mortes m’enchante, le vent glacé sur mes joues me vivifie.

Je hurle. Arrivée sur le plateau de la falaise je m’époumone. J’espère dissiper ce nœud à l’intérieur de moi mais l’effort est vain. Je ne me sens pas mieux. Quel est donc ce désespoir qui brûle en moi ? Je rebrousse chemin. C’est alors qu’une nouvelle issue me parvient :

À nouveau sur la falaise, je suis accroupie. Le silence est dense et le froid me parvient par salves. Je frissonne. Mon nœud est toujours là, tapi au fond de moi. Plus je me concentre dessus, plus je le sens enfler, au point d’avoir peur qu’il m’étouffe.

Sans un bruit, je vomis quelque-chose. Sans émettre un seul son. Le silence est comme une ombre sur moi, il semble m’observer de près.

La nuit commence à poindre et la lumière s’adoucit. Je m’approche de la masse sortie de mon estomac. Elle brille, gélatineuse, comme une grosse boule de tapioca baignée dans les derniers rayons de soleil. Le froid et l’ombre s’intensifient d’un commun accord, signe qu’il est temps de rentrer. Pourtant, je sais que la réponse est là. Dans cette boule de tapioca. J’enlève mon manteau et y enveloppe cette petite part de moi. Qu’elle est-elle exactement ?

Je redescends. Sans mon manteau, le froid me transit. Le bruit des feuilles mortes ne m’apaise plus. Je suis tout à coup lassée de la promenade. Je n’ai qu’une hâte, rentrer me réchauffer. Déposer le manteau près de la cheminée et observer la masse. Je sais que là réside la clef du mal qui me ronge.

Il fait nuit noire. Ma voiture n’a pas bougé. Je pose mon manteau côté passager et démarre. L’habitacle se réchauffe lentement tandis que je roule plein gaz. Je me vois déjà près de la cheminée, en train d’ouvrir le manteau comme un précieux cadeau. J’approche du but. Je le sens.

Je me gare en vitesse et attrape délicatement mon manteau. Le voisin me fait un signe que je n’intègre pas, bien trop préoccupée par l’objet de mon mal-être. Arrivée au salon, je dépose le manteau près de la cheminée. Nous y sommes.

J’ouvre le manteau mais reste interdite. Il n’y a rien.

Rien. Incrédule, je tourne et retourne le manteau mais la masse a disparu. Le vertige me happe. Un grand vide s’empare de moi. Je ne saurai jamais.

Assise au coin du feu, je soupire. Mon imagination ne m’a pas menée où je l’espérais. Mais elle a réussi à me distraire quelque temps. Ces temps-ci, je sens bien qu’une partie de moi cherche à se familiariser avec l’étrange. Pourtant une autre le déplore, le fuit. Qu’en est-il de toi ? Comment vis-tu tout ça ? Où es-tu frangine ? Pourquoi n’es-tu pas là ?

Chapitre 2 – Lisa et moi

Je l’ai beaucoup enviée. Beaucoup trop. Sans jamais parvenir à la comprendre. Peut-être parce que tout semblait nous séparer. Dès notre plus tendre enfance, nos chemins avaient paru prendre deux voies diamétralement opposées. Comme si nous étions nées dos à dos, et avions décidé, par un accord tacite, d’avancer sans nous retourner. Sauf qu’un jour, à l’aube de la vie adulte, je m’étais retournée, et avait découvert une jeune fille emplie de vie, d’espoir et d’enthousiasme. Au lieu de me réjouir pour ma jumelle, je m’étais alors assombrie, considérant chacun de ses triomphes avec une légère amertume, tant ils me renvoyaient à mes propres défaites.

Ma jalousie n’était pas maladive. Elle ne se manifestait que par moments, mais flottait alors comme un spectre, ternissant mes pensées, m’empêchant de vivre pleinement chaque instant passé ensemble. Insidieusement, elle eu raison du lien qui nous unissait. Car pour me défaire de ce sentiment oppressant je me détournai de ma sœur.

Si aujourd’hui ma jalousie n’est plus, elle a laissé dans son sillon une douleur sourde. Ma sœur est devenue une étrangère. Mon double est à ce point éloigné de moi, qu’en sa présence je ne sais plus vraiment qui je suis.

J’ai peur du vide. J’aime solliciter mes méninges, réfléchir, me tordre et retordre l’esprit jusqu’à en devenir saoule. Je voyage à travers les livres, communique via les réseaux sociaux, ne bois qu’en compagnie de mon homme, marié, mais pas à moi. Je suis accroc au travail, j’excelle dans la recherche. Je connais ma ville par cœur, mon refuge est sa bibliothèque. Mais lorsque j’ai besoin de calme, je préfère le sentier qui mène à la falaise : parvenue en hauteur, le vertige finit toujours par me gagner. Je m’allonge alors dos à terre et je pleure. Sans savoir pourquoi. Sans chercher à savoir.

Elle passe sa vie à parcourir le monde, survoler les montagnes, apprivoiser les fleuves. Elle ne connaît que le mouvement. L’espace est son oxygène, la solitude son abri. Amoureuse de la vie, elle brave toujours l’extrême, à peine consciente de sa nature mortelle. Elle ne connaît pas la peur, n’a aucune limite. Elle se pose rarement, le temps d’authentiques rencontres et repart le cœur empli d’amour, regonflé pour de nouveaux voyages.

Elle est revenue au printemps dernier. Son visage pâli évoquait des moments passés en tête à tête avec le froid polaire. Ses yeux pétillaient d’une sombre lueur. Après un échange de regards au seuil de la porte, elle se faufila en silence jusqu’au salon. Je ne l’attendais pas si tôt, encore moins le visage défait. Un courant électrique parcourut mon échine alors que je refermai la porte d’entrée.

Chapitre 3 – Jeanne

Ma grand-mère est née au printemps de l’année 1942. Elle a grandit dans le deuil d’un père dont elle ne connaissait que l’inscription sur la pierre tombale et dans l’amour d’une mère trop jeune, à l’ambition démolie. Rapidement autonome, elle devint une jeune fille de caractère, particulièrement vive d’esprit et plus tard une femme intelligente, ambitieuse et talentueuse. À la fois mère de famille et chercheuse insatiable, tout le monde s’entendait à dire qu’elle irait loin.

Son arrêt brutal pour s’occuper pleinement de sa fille malade, mit définitivement fin à sa carrière. Ma grand-mère se transforma, indubitablement. Elle mit un terme à sa relation maritale, et emmena sa fille voir l’Océan. On ne la revit que onze ans plus tard, encore plus belle, dit-on, et plus déterminée qu’auparavant. Ma mère avait alors dix-sept ans, et ses yeux noirs avaient la même lueur que sa mère au même âge.

Contre toute attente, ma grand-mère ne chercha pas à renouer avec la société, elle même reconnaissait avoir « changé de cap ». Rapidement, l’on comprit qu’elle n’était plus la même. Elle semblait désormais plus détachée, mais aussi plus confiante, sereine et accomplie.

Ce faisant, elle subjuguait les hommes et fascinait les femmes. On la conviait partout, recherchant frénétiquement sa présence, révélée apaisante et envoûtante.

Elle avait l’art d’être à la fois lointaine et pleinement présente. Elle aimait se trouver aux abords des fenêtres et scruter l’horizon, capable de rester ainsi des heures, comme absorbée par le temps lui-même. Se faisant ainsi quasiment oublier, elle semblait accéder à une seconde existence, invisible au commun des mortels. Étrangement, elle se rappelait toujours à nous de façon soudaine, généralement par une remarque mordante, qui ne permettait aucun doute sur le fait que rien de ce qu’il s’était passé ne lui avait échappé.

Elle était belle, avait l’esprit aiguisé et le cœur grand. Elle chérissait plus que tout sa fille et s’illuminait à la présence de ses petites filles.

Au fil des années un lien puissant s’était établi entre ma grand-mère et ma sœur. Ma jumelle faisait partie des rares personnes avec lesquelles mon aïeule pouvait s’entretenir des heures durant. Chacune semblait trouver en l’autre l’énergie nécessaire pour affronter la vie. De leur rencontre, toutes deux repartaient immanquablement revigorées. Une alchimie parfaite s’était créée entre elles-deux, une magie que quiconque pouvait déceler en quelques secondes.

Ma sœur programmait ainsi toujours une large partie de ses retours parmi nous pour visiter sa grand-mère. Pour rien au monde, elle n’aurait manqué le rendez-vous. Pourtant ce jour-là elle se retrouvait face à moi, les dents serrées, le regard dur.

« Que s’est-il passé ? » fut la première phrase que je lui adressai.

Chapitre 4 – Lisa

Ses yeux étaient noirs de rage. À la question que je lui avais posée, elle n’avait répondu que brièvement, laissant entendre qu’une altercation avait eu lieu entre elles. Refusant d’en dire davantage, elle se réfugia dans un mutisme glacial, que je ne parvins pas à briser.

Son silence dura plusieurs jours. Incapable de comprendre l’état d’abattement dans lequel elle avait plongé, je laissai la situation stagner trop longtemps. Découragée par mes questions laissées sans réponses, et présageant que ma sœur finirait par se lasser, je décidai donc de vivre mon quotidien avec une apparence détachée. J’ignorais ainsi de quoi étaient faites ses journées et m’efforçai de ne pas m’en préoccuper. Je la retrouvais le soir comme je l’avais laissée le matin, affalée sur le sofa tel un invertébré.

Aujourd’hui, la scène m’est amère, et je supplie mon moi passé de réagir autrement. Secoue-la, crie, hurle ! Frappe du poing contre la table !

Son mutisme résonnait en moi comme un défi, que pour une quelconque raison, je ne pouvais me résigner à perdre. Il me fallut quinze jours pour me décider à agir.

Le seizième jour, je lui annonçai que nous partions voir notre aïeule.

Ma sœur eût l’air de se réveiller d’une longue hibernation. Elle se releva péniblement, se massa le crâne endolori et me pria de lui faire un café. Ce faisant, elle noua ses cheveux en une masse informe, glissa sur le tapis et se mit à faire des pompes.

Oui, notre relation était d’autant plus chaotique et bancale avec le temps. Je n’étais pas capable de prévoir ses réactions, encore moins de les comprendre. En sa présence, je devenais quelqu’un d’autre, m’affublant d’une carapace qui me protégeait de quoi ? Je l’ignorais.

Elle décida de me raconter ce qu’il s’était produit ce jour-là. Prenant place face à elle sur le sofa, je l’écoutai :

Assises autour d’un thé, elles avaient discuté à cœur ouvert. Les heures étaient passées sans qu’aucune d’elles ne s’en inquiètent, elles avaient refait du thé, grignoté quelques biscuits, puis de nouveau fait du thé. Encore trop chaud pour être bu, Jeanne serrait sa tasse précautionneusement dans les mains, à la fois pour se réchauffer et souffler sur le breuvage. Son ombre, quant à elle, se pencha pour reposer la tasse sur la table.

Elle s’interrompit tandis que je souris, incrédule. Une douleur fulgurante m’assaillit alors le visage, une gifle cuisante, qui me laissa le souffle court.

« Idiote ! Ne pouvais-tu pas singer comme à l’accoutumée de l’empathie pour moi ? »

Je fus sidérée. Ses yeux étaient brûlants de fureur, mes joues empourprées de honte. Réveillant un mal-être que j’avais cherché à fuir, je me retrouvai piégée par mes sentiments passés et présents, ma jalousie puis mon indifférence, deux faces d’une même pièce m’obligeant à m’émouvoir faussement devant ma sœur. Je ne rétorquai rien, bien trop humiliée par mes sentiments confus si mal dissimulés.

« Je suis restée figée, reprit-elle. J’ai stoppé mon discours et contemplé l’ombre de la tasse qui reposait sur sa soucoupe. L’ombre de grand-mère, elle, était revenue à sa place, excepté bien-entendu qu’elle ne tenait plus rien en main. Me voyant ainsi bouleversée, grand-mère a reposé la tasse et s’est enquit de la cause de mon trouble. Je savais qu’elle avait observé la scène autant que moi, tu sais bien que jamais rien ne lui échappe. Pourtant, à mon grand étonnement, elle fit mine de ne pas comprendre de quoi je lui parlais. C’est alors que je compris que bien plus que témoin de la scène, elle en avait été complice. »

Ma sœur, terrifiée et blessée avait alors quitté avec effroi ma grand-mère.

Chapitre 5 – Jeanne, Éline

Pour notre grand-mère, l’année 1965 résonnait comme un grand déchirement. Après plus de cinquante ans, chaque scène demeurait en elle comme au premier jour. Ces souvenirs étaient les seuls qu’elle n’avait pas réussi à apaiser. Chaque fois, ils la propulsaient loin, brutalement, dans une succession d’émotions violentes. Nous fixant tour à tour, notre aïeule accepta de se dévoiler, s’immergeant de nouveau dans ces émotions complexes.

– 1965 –

L’heure du départ approche. Assise près de la fenêtre, dans le compartiment étroit du train, elle serre sa fille contre elle. Son regard, rivé vers l’extérieur, scrute les passagers avec désolation. Au milieu du va et vient continu, un homme fume le cigare avec nonchalance, tout en feuilletant le journal. Le train s’ébranle dans un grincement poussif, sans réussir à attirer l’attention de l’homme au cigare. Une jeune femme en pleurs agite un mouchoir blanc, on s’affole à l’extérieur comme à l’intérieur, puis progressivement, tout se calme. Déjà le train prend de la vitesse, et les passagers ne sont bientôt plus qu’un point. Jeanne se crispe, elle ne réussit pas à détacher son regard de ce qui n’est déjà plus qu’un souvenir de Paris. En quittant la ville, elle sait qu’elle abandonne tout ce pour quoi elle a tant travaillé. Paris et ses rêves d’ambition, Paris et sa promesse de gloire. Paris.

La petite a six ans. Bloquée par l’étreinte puissante de sa mère, elle semble regarder dans la même direction. Une illusion que déjoue ses yeux embués de larmes. L’enfant n’observe qu’une vérité cruelle : son père n’est pas venu. Il ne l’a pas serré dans ses bras vigoureux, ne l’a pas posé au sol en ébouriffant ses cheveux, n’a pas dévoilé sa valise avec un air espiègle. Elle n’avait donc pas eu à dire « je le savais », car elle n’avait pas su. Pourtant, à chaque seconde elle avait cru le voir, courant à perdre haleine pour les rattraper, sa mère et elle. Elle était tellement sûre que ce moment viendrait. Pas une seconde, elle n’en avait douté. Leur amour était trop fort !

Figée dans une déception sans précédent, la douleur lui vrille la gorge. Elle ne comprend pas, ne peut pas comprendre. « Qu’a t-il donc préféré à moi ? » se demande la jeune enfant. Une question qu’elle n’aura cesse de se poser des jours, des mois, des années durant.

Elles n’avaient jamais vu l’Océan. Réunies dans une même sensation d’extase, ébranlées d’un bonheur inespéré, mère et fille contemplent, émues aux larmes la nature se déchaîner.

La mère hurle de joie. La petite l’imite. Puis toutes deux s’élancent, dans un élan euphorique, et courent rattraper les vagues. Deux enfants que la peine a quitté un instant.

L’enfant est stoppée par une toux sifflante, la mère s’accroupit face à elle, inquiète, mais sa fille sourit, heureuse d’une rencontre inattendue.

À Paris, l’asthme de sa fille devenait un enfer. Fait d’une pollution omniprésente, assurément, mais pas seulement.

L’enfant se sentait différente et ne parvenait pas à ancrer ses repères. Son intégration scolaire était des plus lamentable, l’hôpital démesurément grand, les médecins perpétuellement changeants. La jeune fille était épouvantée de n’être personne pour les blouses blanches, une curiosité pour les enfants, une frayeur pour les enseignants, un poids pour les parents. Au fil des années, ses pleurs se multipliaient, déclenchant encore et toujours cette sensation d’étouffement, qui lui promettait qu’elle ne vivrait pas longtemps.

Pour la jeune enfant, l’Océan n’était guère plus parlant que la planète Neptune. Mais ce jour-là elle fit une très grande place dans son cœur au Dieu des fonds marins.

– 1966 –

Dans ses instants de solitude, Jeanne retrouve immanquablement l’Océan. Devenu confident par la force des choses, il encaisse les doutes, les peines, les colères de la jeune mère délaissée. Rapidement, un rituel s’installe entre eux. Elle confesse, il gronde.

Un soir, assise sur le sable, Jeanne tressaille. Quelque chose vient de se produire. Immobile, elle tente de se ressaisir, mais ne parvient pas à comprendre ce qu’il s’est passé. Elle sait pourtant que là, tout près d’elle quelque chose a fait se hérisser ses poils, accélérer son rythme cardiaque. L’instant fut trop bref, trop indistinct, impossible à saisir. Jeanne tente de se concentrer, mais est abasourdie. Le temps d’un battement de paupières, elle a perçu l’imperceptible. Le souvenir, trop fugace, ne s’est pas imprimé en elle. Reste une sensation pesante, déroutante.

Jeanne passe les jours suivants à tenter de se remémorer la scène. Elle fouille le néant, revisite les lieux, essaie de reproduire le tableau à l’identique. Jeanne se bute, s’obsède. Elle a besoin de savoir.

Un nouveau rituel s’installe alors entre la femme et l’Océan. Jeanne ne parle plus, elle observe, scrute, analyse.

Les années passent au rythme lancinant de la houle battante. Jeanne est enflammée d’une nouvelle quête qu’elle garde secrète. Sa fille va mieux et s’épanouit de jour en jour, développant une soif d’apprendre non étrangère à la mère. Jeanne prend brutalement conscience d’un grand changement en elle, tous ces sujets qui l’ont tant passionnés ont perdu leur splendeur. Jeanne les effleure avec mélancolie, mais elle regarde ailleurs.

– 1971-

Dans un froid matinal mêlé de sel et d’embrun, Jeanne, emmitouflée dans un épais manteau, écharpe et bonnet enfoncé jusqu’au cou, s’assoit sur un rocher à l’abri d’un vieux pin, pour saluer son furieux ami. Plusieurs semaines se sont écoulées sans qu’elle n’ait eu le courage d’affronter le froid. Jeanne se replie sur elle-même pour tenter de retenir le peu de chaleur qu’elle émet. L’océan se déchaîne. Malgré la rudesse de cette matinée d’hiver, Jeanne est reconnaissante envers la nature. Elle seule est capable de lui procurer cette sensation authentique d’exister. Elle subit donc chaque bourrasque sans broncher, les yeux rivés vers l’Océan, contemplant avec délice la pièce qui se joue devant elle. Elle se sent bien.

Jeanne laisse glisser ses yeux vers le sable. Un mouvement a retenu son attention. C’est l’ombre d’une branche, frêle et tremblante, qui s’agite de part et d’autres, secouée par le vent. Jeanne suit le mouvement que fait cette ombre sur le sable, sans réfléchir. Il lui faut quelques secondes pour réaliser sa méprise. Le mouvement qu’elle perçoit, n’est pas celui de l’arbre malmené par les rafales, mais un signal émis pour elle : c’est l’ombre de sa main, qui lui fait timidement coucou, sans discontinuer. Jeanne hésite entre effroi et euphorie, puis sourit.

Les jours défilent sans trouble. Jeanne et son ombre s’apprivoisent. Chaque jour Jeanne en apprend un peu plus sur ce monde ignoré des humains. Bientôt, elle passe le plus clair de son temps seule avec son ombre.

Chapitre 6 – Mô

Elle vit le jour en même temps que Jeanne, fusionna avec l’ombre de la sage-femme, qui d’emblée l’éveilla par transmission de tout ce qu’elle savait. En quelques minutes, elle avait fusionné avec une dizaine d’ombres, qui toutes, lui transmirent leurs acquis. Lorsque non loin du lit de sa mère, l’enfant fut déposée dans son berceau, son ombre en connaissait déjà plus que tout ce qu’il est possible d’acquérir en une vie humaine.

À son tour, Jeanne ingurgita nombre d’informations, oubliant la plupart par une sélection naturelle. Contrairement à sa protégée, Mô conserva chaque détail de la vie de celle-ci.

Ainsi vivent les ombres, à l’abri de l’indiscrétion du « vivant ». Sources infinies de connaissances, elles sont la sauvegarde du passé et du futur, façonnant le présent avec adresse.

Armées de patience et de vigilance, telle une légion de combattants du silence, elles aiguisent leurs sens, travaillent leurs manières, adaptent leurs approches afin de repérer le fragile moment où leurs vivants ouvriront une brèche.

Car toujours moins nombreuses au fil des années, ces ouvertures aux ombres ne durent que peu de temps. Il faut être aux aguets, aguerri à l’attente. L’ombre calcule, estime, jauge. Chaque insuccès diminue le nombre d’instants à venir, mais une seule méprise peut faire tout s’effondrer.

« Quand ton vivant est prêt, donne,

Quand il se ferme, attend.

Veille à libérer la bonne information,

Celle qui l’incitera à s’ouvrir de nouveau à ta connaissance. »

C’est donc au moyen d’intenses efforts passés à décrypter le vivant, ses émotions complexes, son équilibre précaire, que chaque information lui est subtilement glissée. Chaque nouvelle génération d’ombres connaît mieux son vivant et peut donc espérer diffuser toujours plus de connaissance.

Pourtant, peu d’ombres ont réussi à se libérer de leur hôte. D’ailleurs, ont-elles vraiment réussi ? Ou n’est-ce qu’une légende ?

On dit que seules les ombres ayant transmis l’intégralité de leur savoir ont pu se défaire du pas de leur double.

On dit qu’alors libres d’être elles-mêmes, elles ont vogué vers les étoiles, qu’on peut les voir danser autour, lorsque les vivants dorment.

On dit aussi que leurs vivants ont choisi l’Océan. Qu’avant de quitter la terre ferme, ils ont tourné une dernière fois les yeux vers les étoiles, puis dans un salut majestueux, se sont enfoncés dans les eaux rugissantes.

On dit enfin que seules les ombres de Licornes sont arrivées à de tels exploits.

L’humanité est complexe, à la fois captivante et troublante. Sa recherche incessante de créativité était un bel espoir pour qui naissait ombre d’Homme.

Quels paramètres n’ont donc pas été pris en compte ? Quelles erreurs furent celles des premières générations d’ombres ? Elles virent des massacres là où elles escomptaient du partage, des oppresseurs à la place de guides, de la soumission au lieu des révoltes.

En un temps record, l’homme décima les promesses que leurs ombres croyaient avoir obtenues.

Aujourd’hui encore, l’homme accédant à quelque connaissance ne les partage pas voire s’assure que l’ignorant le reste. Celui qui ignore n’a pas le temps de penser et rabroue férocement celui qui prend ce temps. L’homme qui cherche à comprendre accuse celui qui sait, provoquant sa colère, sa haine et sa vengeance.

Dans cette folie furieuse, chacun connaît un peu et ignore beaucoup mais tout le monde croit savoir. Hantise ! Dans leurs vastes prisons de connaissance, des ombres meurent donc chaque jour, ne laissant de leurs existences, qu’une enveloppe vide de sens, telles des ombres de non-vivant.

Que redouter de pire ? Sans doute de délivrer la mauvaise information. Car un vivant exposé à des connaissances qui le dépassent, finit immanquablement par sombrer dans la folie. Devenant par-là même toujours plus perméable aux informations de son ombre, l’homme perd pied. Ne parvenant plus à contrôler sa diffusion, l’ombre s’épuise.

Tout est question d’équilibre, de circonstances, de choix. L’humain est fragile, changeant, imprévisible. L’ombre avance sur un fil dangereusement tanguant. Et parfois, tout s’accélère.

Chapitre 7 – Mô, Jeanne

Jeanne était un bonheur pour Mô. Elle passait son temps à questionner le monde, étudier la vie, revisiter le possible. Elle était de ceux qui essaient de comprendre et ajustent leurs points de vue. Mô n’ignorait pas sa chance, c’est pourquoi elle frissonna le jour où Jeanne mit un terme à sa vie parisienne.

En abandonnant ses recherches, Jeanne perdait sa raison de vivre. Ainsi arrachée à sa destinée, la jeune mère entama une profonde métamorphose, à laquelle Mô ne pouvait qu’assister en retenant son souffle. Témoin aux poings liés, l’ombre découvrait sa nouvelle condition de captivité. Otage des humeurs de son hôte, elle observait en silence ses opportunités se fermer.

Désormais la jeune femme se tournait vers le passé, réduisant considérablement le champ d’action de son ombre. Obnubilée par ce qu’elle laissait inachevé, Jeanne ressassait.

Au fil du temps, Mô plaça ses espoirs dans la nouvelle relation qui s’établissait entre Jeanne et sa fille.

L’enfant parlait peu, mais savait signifier sa gratitude par des regards, des sourires et des petites attentions. Calme, elle observait le monde s’ouvrir à elle dans une contemplation quasi-méditative. Intérieurement, Éline rayonnait de joie. Elle savait que viendrait le jour où sa respiration deviendrait fluide comme le vent et son existence légère comme les rêves.

Jeanne quant à elle, prit conscience de la force qui animait sa fille. La jeune enfant ne se faisait plus surprendre par les assauts de ses bronches, elle avait appris à les accepter dans l’intention de les maîtriser.

Sa volonté de comprendre les mécanismes de son mal avait fortement impressionné le corps médical, qui s’était empressé de lui répondre par des images et des métaphores.

Lorsqu’elle sentait une crise arriver, Éline s’accroupissait comme on le lui avait enseigné.

Calmement, elle fermait les yeux et visualisait l’Océan. Son grondement sourd, ses vagues déchaînées, ses puissantes offensives contre le roc impassible, ses retraits résolus, préméditant de nouvelles attaques. Elle entendait sa hargne, subissait sa colère, ressentait sa détresse, devenait l’Océan.

Alors, doucement, avec la délicatesse d’une plume se posant sur les vagues enragées, Éline suggérait à son océan un tout autre chemin. Concentrée, elle imaginait toute cette rage se lasser, et l’océan s’épuiser. Les vagues s’arrondissaient, les assauts s’amollissaient. Petit à petit, la houle se changeait en vagues sereines et gracieuses, qui ne tardaient pas elle-mêmes à s’adoucir définitivement.

Enfin, en lieu et place de l’Océan, se tenait sous un soleil bienveillant, un lac à la portée infinie, vaste étendue d’eau bleue reflétant les nuages.

Le calme après la tempête. L’apaisement suivant la détresse.

Ce n’est qu’à ce moment que l’enfant prenait conscience de la présence de sa mère. Sa main brûlante et moite posée sur son dos fragile était signe de son indéfectible soutien. Éline ouvrait alors les yeux pour les ancrer dans ceux de sa mère. Malgré une respiration encore difficile, elle réussissait parfois à sourire.

À ces moments, Jeanne, gorge nouée, traits tendus, ne pouvait dire mot. Pourtant, jamais elle ne communiqua aussi intensément avec sa fille que pendant ces instants de conflits où se mêlaient en elle la peur et le soulagement, la peine et la joie, la douleur et la félicité. Sans un mot, elle déclarait à sa fille tout son amour et sa fierté. Elle ne regrettait rien à ses choix et serait toujours là.

L’estime profonde qu’elle portait à sa fille incitait Mô à croire que Jeanne finirait par abandonner ses rancœurs, et qu’ainsi délestée de son amertume, elle rechercherait le bien-être que lui enseignait brillamment l’enfant.

Pourtant, à chaque fois, Jeanne revenait vers l’Océan pour se morfondre, annihilant de ce fait les espoirs de son ombre. Ainsi, lorsque Jeanne se retrouva seule face à l’Océan un doux soir de septembre, et qu’inexplicablement elle se laissa porter par le rythme des vagues, Mô n’était pas prête.

Une fenêtre s’était ouverte, et ce n’était pas celle attendue. Mô devait réfléchir vite, très vite. Tendue à l’extrême, fouillant dans la cacophonie de ses idées, elle devinait déjà son opportunité s’éloigner.

C’est donc dans une confusion lamentable, que Mô, prise de panique, décida de se déplacer. Dix centimètres d’est en ouest qui lui en parurent mille et la paralysèrent. Elle n’osa pas dévisager sa protégée, mais nul besoin. Elle entendait déjà son cœur s’affoler, ses viscères se nouer. Parcourue de frissons, Jeanne rejetait violemment ce qu’elle venait d’apercevoir.

Le dégoût s’empara subitement de Mô, qui dans sa grande déception, dut se mettre elle aussi à trembler, tel un pantin docile.

De longues minutes s’écoulèrent avant que l’ombre ne s’aperçoive qu’elle avait en fait distillé la plus merveilleuse des drogues, actionnant un mécanisme qu’elle connaissait parfaitement, redonnant vie à une chercheuse en détresse, avide d’apprendre, de connaître, de comprendre.

Mô voulut bondir de joie mais ne le fit surtout pas. Il faudrait du temps à Jeanne pour accepter l’état vivant de son ombre, mais celle-ci savait désormais qu’elles y arriveraient.

Chapitre 8 – Camille, Lisa, Jeanne

Après les aveux de grand-mère, les jours me parurent insensés. Ma concentration au travail était nulle, mes lectures m’insupportaient, mes randonnées m’exaspéraient. Je me surprenais parfois à supplier mon ombre de me parler, mais finissais par m’épouvanter du ridicule de la scène.

Pourtant je voulais croire à ses propos, et savais que Lisa ne m’avait pas menti. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il y avait eu une autre raison à la vision de ma sœur, et que notre aïeule devait se jouer de nous. Cette réflexion n’avait aucun fondement mais elle s’incrustait en moi comme une moisissure et j’étais prise de remords dès lors qu’elle me venait à l’esprit.

Ma sœur ne disait mot. À la manière d’un détenu se préparant au combat, elle s’entraînait de manière intensive, au moyen de poids, barres et autres matériels qui ne m’évoquaient rien si ce n’est la torture. Renforçant ainsi chaque parcelle de son corps, elle s’alimentait exclusivement de sushis et concombres, en quantité tout à fait indécente.

Chaque jour ressemblait à la veille si bien que je perdis la notion du temps. Seuls les dimanches me ramenaient temporairement à un semblant de vie normale, car nous retournions alors voir notre aïeule, bien qu’elle refusât d’évoquer de nouveau le sujet.

Cette vie, comme entre parenthèses, aurait sans doute duré éternellement, comme une boucle temporelle, mais grand-mère mourut.

Chapitre 9 – Camille, Lisa, Mô

Ma sœur avait poussé un cri, alors que j’entrai à mon tour dans le salon. Assise sur le rebord de la fenêtre, grand-mère semblait regarder au dehors. Ma poitrine se serra quand je pris conscience de la situation. Retenant mon souffle, je m’approchai sans un bruit comme pour ne pas la réveiller. Sa main était froide. Le soleil réchauffait son visage de ses rayons hésitants, faisant briller ses cheveux argentés. Elle était belle, mes yeux s’embuèrent.

Bientôt mes mains devinrent moites, suivies de tout mon corps. Je fronçai les sourcils et reculai instinctivement. « Où est-elle ? », où était Mô ? Mon regard s’affola, faisant le tour de la pièce à la recherche d’un repère. Que je trouvai dans les yeux de ma sœur, qui m’étudiait avec bienveillance. Je m’effondrai.

Chapitre 10 – Le monde

Les funérailles eurent lieu sans que personne ne remarque rien. Main dans la main, ma sœur et moi nous recueillîmes longtemps sur sa tombe.

Lisa partit le lendemain.

Seule, je ne sais plus comment vivre. Trop de questions m’assaillent, trop de larmes me brûlent. Mon ombre refuse de me parler, pourtant j’ai besoin de comprendre. Où est-tu mon double, quand reviens-tu ? Si seulement nous savions ce que savent nos ombres.

Crédit photo : Sebastian Voortman

Share On Facebook
Share On Twitter

Au Suivant Poste

Précedent Poste

Partagez vos Impressions

© 2024 Que savent les ombres ?


Show Buttons
Hide Buttons