À contre-cœur

« Temps d’y aller ? Mais je n’ai que quatre-vingt six ans, qu’est ce que quatre-vingt six années à l’échelle de la terre ?

« Il te faut considérer l’échelle humaine, maman. Tu n’es plus capable de vivre seule. Tu perds la notion du temps, tu ne t’alimentes plus, tu t’affaiblis au fil des jours.

« Mais jamais je n’arriverai à manger là-bas. Comment vont-ils faire, me forcer ? Crois-tu que l’on y mange bien ?

« On y mange, c’est déjà ça.

« Et si je promets de faire un effort ?

« Là n’est pas la question, tout devient dangereux pour toi. Tu oublies ce que tu commences. Tu laisses l’eau couler dans l’évier, la casserole brûler, la baignoire déborder.

« Jamais je ne me plairai là-bas.

« Mais cette maison est trop grande pour toi, tu ne peux plus l’entretenir. Papa n’est plus là pour t’aider et tu ne bouges pas du salon.

« Mais c’est mon salon, ma maison. C’est mon fauteuil. J’aime me reposer dedans. Je veux mourir ici. Entourée de mes livres, mes tableaux, mes plantes. Que deviendront-elles sans moi ?

« On les mettra dans le jardin.

« Et qui arrosera mon jardin ?

« Tu ne le fais déjà plus maman.

« Et si tu venais m’aider ?

« Je ne peux pas maman, j’ai mon travail, mes enfants, ma femme. Tu sais bien que je n’ai pas le temps.

« Je ne veux pas être un fardeau pour toi.

« Alors comprends-moi. Accepte.

« Toute mon histoire est ici. Ton père… C’est tout ce qu’il me reste.

« Tu pourras décorer ta chambre, te faire des amis. Tu t’y feras très vite.

« Viendras-tu me voir ?

« Dès que j’aurai du temps.

« Et les petits ?

« Ce sont des ado, maman. Je n’en fais plus ce que je veux.

« Et toi mon ange, comment finiras-tu ? Te souviendras-tu de moi le jour venu ? »

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Crédit photo : Skitterphoto et Markusspiske.

Montage photo : Mel – Que savent les ombres ?