Que savent les ombres ?

Chroniques vagabondes

Un temps pour eux

Ce challenge a été proposé par MatMan sur la plateforme Scribay: « 4 minutes d’un condensé de votre vie, de la naissance jusqu’à maintenant. 4 minutes pour faire rêver le lecteur, l’emporter loin, quelque soit la banalité de votre quotidien, ou son contraire. 4 minutes de pure vérité, d’affabulations, de péripéties. 4 minutes pour se lâcher, 4 minutes pour rêver la vie qu’on aurait rêvé d’avoir vécu. 4 minutes pour se dire que malgré la monotonie, la vie vaut la peine d’être vécue. 4 minutes d’émotions, pour faire rire, pour faire pleurer.

4 minutes c’est 6000 caractères, vous avez 4 minutes ! »

Elle me fixe intensément. Posées de façon étudiées, mes mains moites trahissent mon anxiété. Je soutiens son regard, mais les mots se refusent à moi. Je suis la confusion dans un corps parfaitement maîtrisé. Cet entretien ne devait pas se passer comme ça.

J’avais tout scrupuleusement préparé : mes qualités et mes défauts, les raisons de ma candidature. Mon parcours serait excellent, mes motivations parfaites. J’avais la plaisanterie idéale, le sourire le plus naturel.

En seulement deux phrases, elle m’avait pourtant déstabilisée. Car si la première paraissait anodine – Parlez-moi de vous –, la seconde en révélait l’attente – Non vous n’avez pas saisi, commencez au 20 mars 1990.

Je peux parler de tout avec aisance, sauf de ma vie. Elle est terre défendue, foulée un temps par les gens de passage, partagée avec les plus persévérants. Mais non ouvertement destinée au public. Elle est un chaos de circonstances et de projets, de résolutions et de bouleversements. Elle n’est ni étudiée, ni gérée. Ni soignée, ni appliquée. Je ne suis pas préparée.

***

20/03/1990 – Quatre kilos cinq : ma mère me les a certes pardonnés , mais s’en souvient encore avec douleur. Quatre ans plus tard, la naissance de Louis me vaut de connaître les sentiments de fierté et de jalousie combinés.

Six ans – La honte me submerge lorsque je me réveille avec les draps mouillés, je sais bien que je suis trop grande pour les pipi au lit. C’est peut-être la raison pour laquelle je prend un tel plaisir à me moquer bruyamment de celui à qui ça arrive en classe.

Huit ans – Les premières bastons. On touche pas à mon Louis. Notre complicité est la plus grande fierté de mes parents. C’est l’époque des chatouilles, des batailles d’eau, des éclats de rires et des vacances à la mer. Les délices de l’innocence et les joies de l’insouciance ne durent qu’un temps.

Neuf ans – Le décès de mon Louis. Le temps se fige, la vie devient supplice. Mon corps n’est que douleur, mon esprit horreur. Les hurlements de ma mère résonnent à l’infini. Je suffoque, je veux mourir aussi. Mais dès lors que papa me serre fort dans ses bras, je sais que je dois vivre.

Douze ans – Collège. Je suis une jeune fille calme et sombre. Mes cheveux noirs sont coupés courts à la garçonne. Rosa me pose beaucoup de questions, elle aime ma petite tâche sur la joue et me trouve un air de cow-boy. D’une beauté inégalable, Camille est de surcroît la plus alerte. Son sens de l’observation et sa capacité de raisonnement me fascinent. Ce seront mes amies pour la vie : Je serai le chevalier protecteur de Rosa et la confidente de Camille.

Quinze ans – Maman sous antidépresseurs. J’ai tellement envie de la secouer. Avec papa, on fait des pieds et des mains pour lui redonner goût à la vie. On s’est même mis au Charleston. Ça la fait rire un instant, imperceptible répit face à l’ampleur de ses tourments.

Seize ans – Premières clopes, premiers garçons. Camille jalouse mes liens faciles avec les garçons, alors qu’ils n’ont d’yeux que pour elle. Avec eux, je bois et je débats. Avec elle, ils roucoulent et plastronnent. Pendant ce temps, je veille d’un œil faussement distrait à ce qu’elle ne tombe pas sur malintentionné.

Dix-neuf ans – Rosa rencontre Florent à la faculté de lettres. Il semble assez étriqué dans sa conception du monde mais il est bienveillant. Camille et moi faisons colocation et nous lançons dans les sciences. Elle est très assidue tandis que je m’amuse. Mes cheveux courts donnent l’illusion d’un fort tempérament, je plais à de nombreux garçons. Un seul m’attire cependant. Matthieu.

Vingt-ans – Rosa part en Espagne avec Florent. Sur le quai, les adieux se font dans la plus vive émotion. Camille et moi avons sélectionné les plus beaux souvenirs passés ensemble. Photos, mug, livres et musique s’entassent dans la boite emballée qu’elle a laissé à ses pieds pour nous embrasser. Elle pleure, je plaisante. Lorsque le train s’ébranle, je cesse de retenir mes larmes.

Vingt et un ans – Après l’échec des sciences, je tente la fac d’Histoire. Un nouvel horizon se dessine. Je rêve de voyager, de converser avec toutes les populations du monde, je veux connaître leur histoire, leur religion, leur quotidien. Alors que je m’imagine déjà à milles lieues de chez moi, Camille me ramène durement à la réalité. Ma charmante colocataire me juge et me méprise. Je passe de plus en plus de temps avec Matthieu, lui exposant mes épopées imaginaires. Il finit par m’avouer sa liaison avec Camille.

Vingt-deux ans – J’aime mon nouvel appartement, véritable refuge où je passe mon temps à pleurer et à lire. J’accroche sur les murs des photos du monde entier. J’étudie l’arabe et le russe. Ma voisine octogénaire est adorable, bien que son horrible toutou m’incite au meurtre. Maman et papa déménagent en Suède d’où est originaire maman. Elle a l’air d’aller mieux, elle prévoit même de se remettre à la peinture.

Vingt-trois ans – Mes discussions avec Paulette sont quotidiennes. Elle me confie toute sa vie. Cadre supérieur dans la finance, elle s’est entièrement vouée à l’humanitaire par des dons anonymes aux enfants du tiers-monde. C’est sa façon de se pardonner d’avoir abandonné sa fille à la naissance.

Vingt-cinq ans – Rosa est jeune maman. Elle me manque. Elle m’attend fermement pour mes prochaines vacances. Maman et papa m’enjoignent à rejoindre leur petit nid suédois. Paulette décède. Elle me lègue son recueil de poèmes, recueil intime de ses doutes et espoirs. Calligraphiées sur la dernière page, je découvre les coordonnées de l’association Un temps pour eux, suivies d’un nom, Hélène, et juste en dessous : ma fille, ma plus belle œuvre.

***

Elle a les traits de sa mère. Le même regard emprunt de douceur et d’entrain. Elle se moque des motivations calculées que je pourrai lui fournir pour intégrer l’équipe. Elle veut se faire une idée de l’essence même de la personne que je suis. Elle recherche authenticité et fiabilité. Alors comment lui dire que ma vie n’était en rien vouée à la philanthropie, que je me suis laissée guider au fil des rencontres et que la dernière m’a menée jusqu’à elle. Comment lui dire que j’ai tout à apprendre, mais que je sais, aussi sûrement qu’inexplicablement, que ma place est ici.

Crédit photo : Leah Kelley

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2 Commentaires

  1. Brijoudu93 8 avril 2018

    J ai lu la nouvelle d une traite j ai trouvée l écriture hachée ( pas au sens négatif du terme) et rapide ( si tant est qu une écriture puisse être rapide) comme une copine que tu rencontres par hasard et qui doit vite te raconter une partie de sa vie avant d aller vers d autres cieux

  2. Mel 8 avril 2018 — Auteur d'un article

    Merci Brijoudu93 ! J’imagine que c’est le challenge proposé, 6000 caractères pour écrire une vie, qui veut ça ! 😉 Hésite pas à lire les autres nouvelles qui sont très différentes. Certaines ont été écrites à partir d’un défi, d’autres non.

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