Nuits de pleine Lune
Il s’appelle Édouard. Mais on le nomme volontiers Eddie la loose dans le quartier. Eddie est grand, mince et légèrement voûté. Personne ne connaît la couleur de ses yeux, et tout le monde s’accorde à dire qu’ils sont ternes. Édouard expliquerait bien que ses yeux sont gris anthracite, comme la pierre du même nom, et que l’éclat glacial de son regard ne se distingue que les nuits de pleine lune, seulement personne ne lui a jamais demandé quoi que ce soit concernant ses yeux, car à vrai dire, tout le monde s’en moque. Édouard vit comme une ombre dans la ville. Il n’a ni ami, ni ennemi, et s’il n’avait pas été aussi grand, il aurait facilement pu devenir entièrement invisible aux yeux de tous.
Édouard passe énormément de temps dehors. À flâner, dessiner, lire ou dormir. Quand sonne dix-neuf heures, il quitte son quartier pour ne revenir qu’à deux heures du matin. Si on lui avait demandé ce qu’il faisait à ces heures, il aurait répondu qu’il était le pianiste du bar Le Soleil Noir, dans la rue sans nom du centre-ville. Seulement, bien entendu, personne ne comptait lui demander quoi que ce soit. Pourtant, la vieille Émeline avait bien repéré son manège, et s’était empressé d’en parler à sa fille, qui s’était empressée de le raconter à tout le quartier. Eddie la loose, le flâneur du quartier, avait l’étrange habitude de quitter les lieux tous les soirs à dix-neuf heures, pour n’y revenir qu’en pleine nuit, lorsque tous les habitants étaient endormis. De cette révélation naquirent différents mythes, dont un avait réussi à s’ancrer dans les esprits, Eddie était un tueur. Et il tuait de nuit.
Aujourd’hui, Eddie n’est pas parti travailler. Après avoir dessiné quelques croquis sur la place Saint-Michel, il s’est dirigé d’un pas tranquille vers chez lui. Édouard habite l’immeuble le plus haut de la ville. Sa résignation à vivre en société ne tient qu’à la condition, inaliénable, de ne jamais être séparé du dehors. Ainsi, avait-il choisi le douzième étage, et sa vue, époustouflante, sur la ville, les forêts et les lacs environnants. Eddie s’arrête sur le palier de la voisine. Face à la porte, le poing levé, il retient son souffle. Puis il frappe, un, deux, trois coups. Même s’il ne le croise quasiment jamais, Édouard s’est fait une bonne idée de son voisinage. Et il sent, d’instinct, que la voisine d’en face, bien qu’effacée, porte un lourd secret. Lorsqu’enfin elle lui ouvre, il lui adresse un sourire : « Hé, salut Sonia. J’aimerais t’inviter à dîner ce soir. » Sonia est abasourdie. C’est la première fois qu’elle entend sa voix. Étonnamment, celle-ci est douce, calme, profonde. Sonia sait pertinemment que tout ce qu’on raconte sur son voisin est infondé, pourtant elle ne peut s’empêcher de rester sur ses gardes. Elle hésite, puis secoue la tête : « Je ne sais pas, c’est une demande plutôt inattendue. » Édouard n’est pas surpris. Il baisse la tête, et recule jusqu’à chez lui : « Si le cœur t’en dit, ce soir ma porte est ouverte. » dit-il avant de disparaître.
Sonia reste un moment dans l’entrebâillement de la porte mais finit par la refermer. Elle aimerait bien appeler Suzie pour tout lui raconter mais elle n’a pas vraiment envie d’alimenter les on-dit. Un bon bain peut-être, l’aiderait à prendre une décision. Elle se dirige dans la salle de bain et allume les robinets. Est-il vraiment plus sage de ne rien entreprendre ? N’est-ce pas se complaire à rester dans l’erreur ? Mais à quoi bon accepter un rendez-vous alors même qu’elle ne souhaite nullement entamer une quelconque relation. « Tsss… » La baignoire à moitié pleine, Sonia y glisse un galet de bain à la fleur de tilleul. De la mousse se répand peu à peu dans l’eau brûlante. Sonia se déshabille, attache ses cheveux. Il faut dire que l’invitation ne pouvait pas mieux tomber. Son frigo est vide, tout comme son compte en banque. Peut-être peut-elle accepter un dîner sans pour autant prolonger la soirée. Elle plonge dans le bain et pousse un soupir de soulagement. Court-elle vraiment un risque à passer la soirée seule avec lui sans mettre personne au courant ? Elle secoue la tête et ferme les yeux.
Sonia n’a connu qu’un seul véritable amour. Un amour particulièrement désastreux. Au fil des années son homme s’était révélé alcoolique, violent et sadique. Elle avait mis plusieurs années à s’en défaire, et gardait en elle de nombreuses séquelles. Aujourd’hui, dix mois à peine après l’avoir quitté, elle aspirait juste à une vie calme, paisible, et sans surprise. Pourtant, ce soir, Sonia hésite. Son énigmatique voisin n’a t-il pas le droit, ne serait-ce le temps d’une soirée, d’avoir un semblant de vie sociale ?
***
« Salut louloute ! Ça gaze ? Tu peux m’appeler ce soir à 22h ?
« Salut ma belle! Ça va et toi ? Je peux t’appeler dès à présent si ça t’arrange !
« Pas libre avant.
« Alors ok pour 22h. @toute !
***
Il est vingt heures lorsque Sonia se présente à la porte d’Édouard. Elle a apporté un reste de vin blanc. Elle n’aime pas arriver les mains vides. Dans son sac à main, son téléphone est programmé pour envoyer un message à sa meilleure amie à vingt-deux heures et cinq minutes. Elle y indique être en danger et lui demande d’appeler en urgence la police. Le message sera envoyé si Sonia ne le désactive pas à temps ou si elle ne répond pas à l’appel de son amie.
L’appartement d’Édouard est très chaleureux. Malgré sa décision de garder ses distances, elle ne peut s’empêcher d’aimer tout ce qu’elle voit. La lumière du salon est tamisée juste ce qu’il faut et le grand sofa, bien qu’abîmé par endroits, semble l’inviter à s’y blottir. À droite, une immense bibliothèque menace de s’écrouler sous le poids des livres et des années. Sur un bureau, une multitude de croquis et dessins en tout genre s’entassent. Cet appartement respire la vie. Comment se fait-il que son propriétaire en semble si dénué ? Sonia se tourne vers Édouard dans l’espoir de le sonder.
« C’est la vue que j’aime ici ! » lui dit-il en la guidant jusqu’aux fenêtres. Et effectivement celle-ci est bluffante. Sonia l’avait presque oublié. Elle avait failli prendre un appartement identique à l’étage en dessous, mais le prix était double. Certes, son appartement à elle donnait sur la partie industrielle de la ville, qui s’étendait à perte de vue, mais elle n’en avait pas moins la sensation d’espace et de vertige que procure une telle hauteur. Ce soir, la lune est belle et pleine. Les deux jeunes gens la contemple un moment en silence.
Sonia passe une bonne soirée. Elle écoute avec plaisir son hôte lui parler de ses voyages, son bar et ses clients loufoques. Elle mange tout avec appétit et rit sans réserve. Pour la première fois depuis bien longtemps, Sonia se détend. Elle pensait avoir oublié une telle sensation de bien-être. Elle en aurait presque les larmes aux yeux mais elle a trop envie de profiter pour verser dans le sentimental.
Édouard aussi passe une bonne soirée. Quoique très différente. Contrairement à sa voisine, il ne vit pas l’instant présent, mais se projette. Et il sait bien que les moments évoqués sont des moments révolus, tout comme cette soirée, qui touche à sa fin. Édouard désespère de voir le futur. Il aimerait être aussi détaché qu’il le paraît, mais la réalité le rattrape. Il a presque l’impression de jouer la comédie ce soir, et pourtant, c’est bien lui, en ce moment même, qui parle, rit, gesticule. C’est lui, et seulement lui.
À quelques minutes de l’heure fatidique, Sonia prépare son départ. Elle a passé un moment très agréable en sa compagnie, mais il est temps pour elle de rentrer. Elle sent bien qu’il ne veut pas qu’elle parte. Pas tout de suite. Mais elle s’est fait la promesse de ne pas rester plus. Sonia se dirige donc vers le vestibule alors qu’il essaie de gagner du temps. L’appel de Suzie devrait permettre de mettre un terme à leur discussion.
Le téléphone sonne. Tout en s’excusant, Sonia attrape l’appareil, mais son geste est stoppé net par le jeune homme qui saisit son poignet avec force. Sonia s’immobilise, interdite. Les deux étrangers se défient. La jeune femme ne comprend pas ce qu’elle voit. Elle aperçoit dans le regard de son hôte, une lueur nouvelle qui lui glace le sang. Le téléphone s’arrête. Édouard lâche son emprise. Dans le couloir qui sépare leurs deux appartements, un homme tambourine à une porte. Encore sous le choc, Sonia met du temps à se ressaisir. Les coups à la porte s’intensifient. Un homme hurle. Un bref instant, Sonia songe à la police, mais ça n’a pas de sens. Il est bien trop tôt. Qui peut donc faire autant de grabuge à sa porte ? Confuse, Sonia se précipite vers la porte d’entrée. « Non ! » Sonia en a le souffle coupé. Édouard a été plus alerte, et l’enserre désormais de son bras puissant. Plaquée contre sa poitrine, elle a du mal a respirer.
C’est alors qu’elle comprend. Lentement, Sonia sent perdre toutes ses forces et revenir ses anciennes frayeurs. L’homme en train de défoncer sa porte n’est autre que celui qui a transformé six années de sa vie en cauchemar. Sonia ne sent plus ses jambes. Elle se laisse glisser au sol, soutenue dans son affaissement par son obscur protecteur. Des larmes silencieuses coulent le long de ses joues. Atterrissent sur le bras d’Édouard.
L’homme vocifère, menace de la tuer. Il la battra à mort. « Tu m’entends ?? Tu m’entends sale garce ?! » Il s’époumone, ivre, dans l’appartement. Il casse, déchire, tape. Insulte. Insulte. Insulte.
Sonia est secouée de sanglots. Édouard a lâché son étreinte. Il observe, impuissant, le désastre d’une relation humaine. Voilà ce qu’il redoutait toute la soirée. C’était là, et c’était moche, ignoble, écœurant.
Les policiers interviennent bien tard. Ils essaient d’appréhender l’homme avec douceur. Il ne faut pas. Un coup de feu résonne. Un agent est touché. Sonia se crispe, se plie de douleur. Aucun barrage ne peut la protéger de la haine qu’il lui destine. Aucune présence ne pourrait apaiser la violence de ce qu’elle reçoit. Elle voulait juste une vie paisible. Plusieurs coups de feu se répondent. Puis d’un coup, tout se calme. Sonia reprend sa respiration, comme émergeant soudainement d’une noyade. C’est la fin. Tout est fini. L’homme a été abattu.
Cette nuit là, Sonia n’a pas dormi. Blottie dans les bras de son amie Suzie, elle s’est repassée la scène encore et encore. Elle n’aura pas l’occasion de remercier Édouard mais ne le sait pas encore. Édouard repart. Qu’importe où, tant que c’est loin de tous. Et plus près de la nature.
Plus tard, bien plus tard. Sonia comprendra. Qu’Eddie savait d’avance. Eddie. « Eddie la loose ». L’homme aux yeux anthracite, comme la pierre. Et à l’éclat glacial les nuits de pleine lune.
Coupable
Elle ne fait pas son âge, constate avec étonnement la journaliste, on lui rajouterait facilement quinze ans. Et pour cause, les vingt-huit dernières années n’ont choyé ni son corps, ni son âme. Il est aisé d’imaginer que chaque journée de réclusion ait pu s’étirer longuement au tempo de l’ennui, et qu’au bout du compte, sa condamnation à vingt-huit ans fermes, se soit sournoisement transformée à quarante-trois années vécues dans un espace-temps que seuls les détenus perçoivent. Suis-je vraiment capable d’amadouer un être à ce point rompu à l’oubli ? Son visage, fin et anguleux, porte une fatigue lasse et un regard vide de toute expression. Lorsqu’elle demande une cigarette, Agathe est frappée par le timbre de sa voix, qui contre toute attente, ne semble pas avoir subi la même altération que son corps, mais contraste par sa fraîcheur et sa vitalité.
Les mains se mêlent, une flamme jaillit, crépite, puis disparaît, comme rattrapée par le néant. Les yeux à demi-clos, elle tire une longue bouffée visiblement attendue, puis exhale la fumée dans un parfait silence.
À l’extrémité de la table qui les sépare, se dressent un gobelet vide et une bouteille d’eau. Un dossier cartonné est disposé à l’autre bout. Au centre, trônent une photo aux couleurs vives, ainsi qu’un dictaphone de la taille d’un briquet. Faisant fi de la photographie, la détenue contemple l’enregistreur d’un air grave :
« Je ne vois pas bien ce que vous comptez faire d’une telle interview. » lance-t-elle.
Agathe a la trentaine. Enfoncée dans un large blouson vert olive, les cheveux noirs noués à la hâte, elle mâchouille un chewing-gum tout en poursuivant son examen : Non, la petite femme au port fragile, aux cheveux grisés par le temps et au regard éteint ne ressemble en rien à la belle jeune femme souriante que décrit la photo.
« Votre collaboration est une opportunité pour moi, répond la journaliste après réflexion. Le décès de votre père a fait couler beaucoup d’encre. Mais pas une ligne sur vous. Je me demande par quel miracle ? »
« Il n’y a plus rien à dire sur moi. »
Visiblement insatisfaite, la jeune femme fronce les sourcils : « Pardonnez-moi mais rien n’est dit. Les archives sont quasi-vides, votre sanglante histoire tient en dix lignes et le déroulement du procès est classé confidentiel. Pourquoi ? » Elle se lève, et extirpant une feuille de la pochette en carton, commence à lire avec ferveur :
« Mathilde De Cassagne, fille unique du Procureur Jean-Philippe De Cassagne et de Madame le Maître Annie Belmont est interpellée dans la nuit du 5 au 6 novembre 1990 pour coups et blessures sur ses parents. La jeune fille semble avoir tiré sur son père avec un fusil de chasse et asséné à sa mère de nombreux coups, avant de prendre la fuite. Les parents ont été transportés d’urgence à l’hôpital. Leur pronostic vital, n’est pour l’heure pas établi.
Le 7 Novembre, on titre dans tous les journaux « Fille illégitime, Mathilde De Cassagne se venge », « Vengeance sauvage d’une fille aux origines troubles », « Elle se fait justice en tirant sur son père » et cetera…
Le 10 novembre, votre père, alors encore à l’hôpital, révèle sa liaison avec son ancienne femme de ménage. Et d’un coup tout se tait.
Quelques dates relatant les décisions de justice, une vague reconstitution de votre enfance « parfaite » et des ambitions qui étaient les vôtres et puis plus rien. Pourquoi ce silence ? Je veux dévoiler ce que le public ne sait pas, vous rendre votre droit, vous faire sortir de l’ombre. »
« Je termine ma peine dans 18 jours, je n’ai pas besoin de vous » déclare la prisonnière en triturant du bout des doigts sa cigarette.
« Vous aurez besoin de l’empathie du monde ! » répond la journaliste en retrouvant son siège.
Un silence s’installe. Les deux femmes se toisent, l’une désirant l’ascension, l’autre la discrétion, chacune songeant aux conséquences d’un tel projet dans leur vie.
« Qu’écrirez-vous à mon sujet si je refuse cet entretien ? » finit par demander la détenue.
« Que puis-je raconter à part le peu que je sais ? Fille de magistrat, vous aviez, à 28 ans, tout ce dont pouvait rêver une jeune femme. La beauté, la richesse, l’amour indéfectible de vos parents, sans oublier un parcours prometteur avec déjà deux films à votre actif et le lancement de votre propre revue. Puis vous avez appris être la fille de sang de l’ancienne bonne de la maison, et ce sang-là vous faisait honte. Pire, il allait faire scandale. Vous ne pouviez supporter cette idée et encore moins pardonner vos parents. La rage vous consumant, il fallait vous venger. Bam bam ! Deux coups de fusils pour sauver votre honneur. Mais le premier tir a manqué sa cible, ce qui a laissé le temps à votre père de vous sauter dessus. Dans la bagarre vous réussissez tout de même à le toucher. Votre mère tente de s’enfuir, mais vous la rattrapez et la rouez de coups avant de prendre la fuite. Bilan, vous êtes condamnée à la peine lourde de vingt-huit ans de prison, pour tentative de meurtre envers vos deux parents, délit de fuite et non assistance à personnes en danger. Trois mois après votre arrestation, alors que votre père termine sa douloureuse rééducation, votre mère se suicide avec l’arme qui a failli tuer son époux. Vous refusez d’assister aux funérailles. Aujourd’hui, à l’aube de vos cinquante-six ans, et trois semaines avant votre libération, alors que votre père vient de s’éteindre dans la plus grande solitude, une jeune journaliste vous laisse l’opportunité de donner au monde votre version de l’affaire, ce que vous refusez formellement. N’est-ce pas là l’aveu sous-entendu de votre entière culpabilité ? »
Coincée entre l’index et le majeur, la cigarette de Mathilde finit de se consumer. D’un geste vif et précis dont la jeune femme ne l’aurait jamais cru capable, elle envoie le mégot échouer dans le gobelet en plastique.
Elle connaît ces accusations par cœur, et pourtant, ses traits semblent s’être alourdis du poids de l’ignominie. Les lèvres pincées, elle dévisage désormais farouchement la jeune fille qui pose sur l’image au centre de la table. Sans réussir à décrocher les yeux de l’enfant qu’elle était, Mathilde accepte alors la proposition qui lui est faite, à une condition : « Que pas une seule fois dans votre article, vous ne remettiez en cause la véracité de mes propos ».
***
Il est dix heures du matin. Agathe a installé ses affaires comme la veille, mais la photo a disparu. Face à elle, Mathilde a baissé la tête et fermé les yeux. Le temps s’égrène mollement, sans que rien ne se passe, mais la jeune journaliste ne veut pas bousculer son aînée. Alors elle observe la femme qui se tient devant elle. Elle semble fragile malgré son port parfaitement droit, signe d’une rigueur jamais délaissée. Ses paupières tombent comme un rideau fripé sur sa vie, ses lèvres pâles semblent soudées pour l’éternité.
Mathilde ignore ce qu’elle doit évoquer. Ou même s’il est judicieux de parler après tant d’années de silence. Elle craint de ne plus savoir raconter les choses comme elles se sont déroulées et pressent qu’à la seconde où se déliera sa langue, les souvenirs abonderont en un flux incontrôlable, mélangeant les époques et confondant les moments, lui faisant vomir son récit en un amalgame confus, et regretter de ce fait chaque parole éructée.
Elle sait parfaitement que ces révélations feront naître envers elle une vague de haine, car il ne lui aura pas suffi de détruire une famille, d’anéantir un couple et de briser des rêves, il fallait qu’elle revienne à l’assaut lorsqu’ils ne pourraient mot dire, et qu’elle les abreuve outre-tombe –ultime vengeance- de parjures infâmes et calomnies dégradantes.
Mathilde ouvre les yeux. En dépit de ses peurs, elle se tient pourtant là, face à une gamine à la plume affûtée. La vérité, ce désastre, n’anoblit strictement personne, mais révèle les vices d’une société malade, d’une famille pervertie. Qu’en retiendra cette jeune femme aux ambitions sinistres, prête à tout dévoiler pour provoquer l’ivresse de ses lecteurs avides de sang et de scandales ? Car, finalement, pour la jeune fille aux cheveux noirs, tout ça n’est qu’une histoire pour les grands, où les monstres sont des humains faits de chair et d’os, tout comme les victimes.
Animée d’un dégoût soudain pour l’humanité entière, la détenue se redresse, et quitte à bafouer une énième fois le nom de Mathilde de Cassagne, entame son histoire :
« C’est vrai, j’ai tiré sur mon père. C’est une sensation très étrange de meurtrir un être cher. Il s’est tourné vers moi épouvanté, sa figure déformée par un rictus abominable, évoquant une douleur insoutenable. Mais il ne criait pas. La surprise le sidérait. Jamais il ne m’aurait cru capable de l’abattre comme un vulgaire clébard. Lâchant mon arme, j’ai hurlé « Papa ! » mais je l’avais perdu : « Ne m’approche pas Satan ! » m’a t’il asséné, « Tu n’es pas ma fille, tu ne l’as jamais été ! ». Je pris peur, la panique m’envahissait tel un ras de marée. Mon cerveau, sonné, refusait de marcher, seuls mes membres paraissaient encore fonctionner. Alors j’ai couru. Comme une bête piégée. Vers où, je ne me souviens pas.
Dans le fourgon qui me transporta dans ma première cellule, je hurlai d’épouvante. Mes yeux restaient figés sur cette scène horrible, gravée dans mon esprit : le regard de mon père incrédule, sa douleur, sa haine.
J’aimais profondément mon père. J’avais pour lui beaucoup d’admiration, même si l’estime que je lui portais était inhérente au mépris que j’avais pour ma mère. Car bien que j’ai aimé ma mère, nos relations se sont très vite gâtées.
En effet Annie Belmont vivait dans la terreur de la disgrâce. Elle avait acquit une belle notoriété pour laquelle elle avait commencé à se battre très tôt, dès le primaire. Elle s’y accrochait corps et âme, comme s’il en allait de sa vie. Et ce faisant, perdait progressivement de vue la réalité.
Sa vie de femme, d’épouse et de mère n’avaient de sens que par l’image publique qu’elle en retirait. Ses faits et gestes étaient l’œuvre des artisans de la mode et de la bienséance. Elle était le pantin du publiquement respectable. Ma mère s’était ainsi vouée à l’Image, celle qui lisse tous les visages, gomme chaque faiblesse, forge une renommée et prédit la gloire. Tout au long de sa vie, elle n’a eu cesse de la traquer, s’égarant peu à peu en dehors du réel, oubliant totalement le bonheur du lâcher-prise. Et plus elle pourchassait cette image, plus l’image la réclamait, au point de la plier et la briser, afin qu’elle se prosterne devant elle.
Si elle ne pouvait obtenir la vie rêvée, il lui suffirait donc de prétendre l’avoir. Un port droit et des talons hauts, sourire aux lèvres et finesse aux hanches, le bonheur dans les yeux et l’amour dans la voix. Une femme active et sportive. Un mari prestigieux, une magnifique enfant. »
Mathilde suspend son discours. Son regard se trouble, balaye la pièce comme désorienté, puis se pose, presque par fatalité, sur la luminescence rouge du petit enregistreur. Ses doigts osseux s’enlacent alors comme pour une ultime prière. Mathilde sourit faiblement, d’un sourire noué, nauséeux :
« Pour ne pas perdre la face, elle adopterait l’enfant d’une autre. Il deviendrait son sang, ses entrailles. Personne ne devrait savoir. »
Agathe s’est avancée sur sa chaise, entièrement captivée. Avec la plus grande vigilance, elle cartographie chacun des mouvements de son interlocutrice. Elle ne veut rien omettre. Ni la crispation de ses doigts, ni le tremblement de ses lèvres. Dès ce soir, elle commencera à tout retranscrire, le moindre haussement d’épaules, le moindre geste involontaire et jusqu’aux rides qui sillonnent son visage et l’accablent de bien plus d’années qu’il ne s’est écoulé. Les deux femmes s’observent sans défi ni douceur, mais conscientes du lien inattendu qui se tisse entre-elles et malgré elles.
Dans la pièce lugubre qui temporairement les accueille, chacune décide de baisser la garde. Mathilde se détend imperceptiblement.
« Du plus loin que je me souvienne, c’est ce qui m’a rapproché de mon père. Les secrets de ma mère pour le monde extérieur, sa manière d’analyser le cocon familial et de nous soumettre à nombre de règles restrictives mais qui feraient de nous la famille parfaite. Mes parents ne s’aimaient plus. La distance qui s’était instillée graduellement dans leur couple à grands coups d’incompréhension, les avait fait devenir étrangers l’un de l’autre, et ce faisant, avait resserré nos liens de père à fille.
Mon père n’avait cesse de saper son autorité. Il en faisait un jeu. « Laisse-la donc vivre, répétait-il en m’adressant des clins d’œil, elle n’est pas ton jouet ! » Ainsi très tôt dans l’enfance, j’exprimai à ma mère mon refus d’obtempérer, lui tenant d’autant plus fermement tête que mon père me soutenait. Ma mère finissait par céder. Maintes fois je l’ai vue se cacher dans sa chambre, dans les toilettes, dans un placard, pour pleurer à chaudes larmes. Elle voulait le meilleur pour sa fille, n’importe qui l’aurait compris. Mais elle ne savait plus comment s’y prendre, comment se faire entendre.
La complicité qui s’installa entre mon père et moi devint vite une arme et forgea mon caractère. Je devins une adolescente rebelle, égoïste et agressive. Je remerciai intérieurement mon père de me montrer le pouvoir de la non-soumission et le bonheur du courage. Grâce à lui, j’apprenais la liberté et l’indépendance, et chaque jour voguais vers de nouveaux horizons. Tout devint guerre contre ma mère, et lutte en faveur de mon père. Il m’éblouissait par sa force de caractère, je l’idéalisais.
Mais le 25 septembre 1990 vit mes convictions voler en éclat. »
***
« J’avais 28 ans et j’aspirais à la célébrité. Elle en avait trente-deux, était portugaise, et avait fait plus de vingt heures de route pour me rencontrer. Dès l’instant où je l’ai aperçue, je devinai que j’étais le fruit d’un mensonge. J’avais ses yeux et ses sourcils, j’avais sa bouche, ses cheveux, ses épaules. Nous étions sœurs.
Son prénom, Gabriela. Elle venait d’Aveiro. Elle parlait vite, un français approximatif, roulait les r et ne cessait de m’appeler « minha irmã ». Je me souviens être restée longuement sur le palier de la porte, du dentifrice plein la bouche, le souffle court et le cœur au galop, à contempler ma semblable apparue de nulle-part. Bien que refusant d’admettre ce qui pourtant sautait aux yeux, je la laissai entrer. Instantanément, mon esprit s’engouffra dans une bataille vaine, tentant de résister à toute explication, rejetant violemment tout signe d’évidence. Mais plus son récit avançait, plus il me fallait admettre que rien ne serait jamais plus comme avant :
Carmina était arrivée en France en octobre 1961, accompagnée de sa fille Gabriela, âgée de trois ans. On l’employa aux ménages. Main d’œuvre bon marché, elle se distingua vite par ses brillantes prestations. On se l’arracha. Afin de museler la concurrence, on lui fit une offre exclusive : Elle et sa fille seraient logées et nourries chez l’employeur et l’entrée de l’enfant à l’école serait financée.
Ainsi se mit-elle à travailler pour un des couples les plus prestigieux de l’époque, le couple Belmont-De Cassagne. Si les premières semaines ravirent la jeune immigrée, l’air ne tarda pas à se frelater au sein de l’immense demeure.
En effet, dès lors que Carmina fit partie de la routine du couple, elle devint totalement invisible à ses yeux. Alors les langues se délièrent et les disputent éclatèrent. Annie Belmont souffrait d’un mal qui la tourmentait : elle ne pouvait concevoir. Une honte pour la jeune femme à qui rien n’avait fait défaut jusque-là. Et plus son mari s’efforçait d’apaiser ses colères, plus en fait, il avivait sa douleur. Carmina s’inquiéta alors à juste titre de son propre secret qu’elle ne pourrait d’ailleurs contenir très longtemps : elle était enceinte.
Les révélations de la femme de ménage assommèrent le couple. Annie resta alitée plusieurs jours, et Carmina fut accablée de travail : en plus du ménage déjà harassant, elle devait désormais s’employer au repassage, puis le couple estimant la peine insuffisante, elle se vit préparer les petits-déjeuners, déjeuners et dîners des maîtres des lieux.
À son sixième mois de grossesse, Carmina s’effondra. Elle était arrivée à bout de ses capacités physiques. Le médecin, insurgé que l’on puisse exploiter une femme de la sorte, ordonna qu’elle reste allongée jusqu’au terme de la grossesse. Annie promit alors de veiller sur la future mère et sa fillette de 4 ans.
Je vis le jour le 18 mai 1962 et ma mère, à qui je fus arrachée par ceux que j’appellerai parents, ne me tint jamais dans ses bras. À peine consciente de ce qui lui arrivait, assujettie aux effets de puissants somnifères, Carmina somnola lourdement plusieurs jours durant et fut rapatriée, elle et sa fille Gabriela, dans son village, près d’Aveiro où elle serait sévèrement battue pour avoir osé s’évader de la maison familiale. »
Mathilde plisse les yeux. Ses paupières ont la finesse du papier à cigarettes, et dessinent des chemins sinueux au sein desquels tout son être semble se débattre.
Agathe se trouble. Elle sent sourdre en son être deux sentiments contraires, telles deux flammes divergentes d’un foyer unique qui tenteraient chacune de gagner du terrain. Car si l’histoire l’horrifie par sa monstruosité, elle suscite également en elle une satisfaction honteuse, proche de l’exaltation qui Agathe le sait, n’a pas sa place ici. Pourtant il faut l’admettre, elle tient là le scoop de sa vie. Et plus elle y songe, plus elle sent l’euphorie la gagner car elle a été longue, l’attente du scandale qui la révélerait, la catapulterait enfin à distance des annonces, horoscopes et autres rubriques futiles. Désormais bien réel, le scandale est palpable, à portée de sa main, réduit à quelques minutes sur une bande son. Agathe tente de se reprendre, mais perd le fil de ce qui est raconté.
À la suite des confidences que lui fit sa sœur aînée, Mathilde éperdue se laissa guider jusqu’à sa mère, à Aveiro.
À mille lieues des tourments sordides de son auditrice, plongée dans un passé cruel, la détenue raconte le choc de sa rencontre. Elle décrit et revoit la petite chambre archaïque dans laquelle elle est entrée complètement terrifiée, les photos d’elle accrochées sur le mur, ici dans Vogue®, là dans le Time®, les pleurs heureux d’une femme malade, se relevant avec grand peine pour l’accueillir, « Minha filha », les repas de fête et les larmes des trois femmes finalement réunies : Carmina, Gabriela et Mathilde ou plutôt Idélia, là-bas, au Portugal. La détenue évoque la rage qui s’est emparée d’elle, les nuits passées à ressasser l’irrémédiable crime, puis son retour en France avec cette seule idée en tête : se venger.
Ces derniers mots retiennent l’attention d’Agathe.
« Il était évident que seule Annie Belmont avait pu concevoir cet ignoble stratagème. J’avais bien plus de mal à saisir comment mon père s’était laissé fourvoyer. De quels artifices avait-elle disposé pour réussir à le faire ployer, lui, un homme intègre et robuste ? Si elle avait débusqué ses points faibles, j’en avais fait de même avec elle et savais parfaitement qu’elle préférerait mourir plutôt que de voir étalé au grand jour son secret le plus honteux, son vice le plus abject. J’allais la dépouiller pour faire reine ma seule et unique mère. Annie vivrait sous l’attente de mon commandement et ramperait pour remplir ma coupe de champagne.
Je les ai attendus de pieds ferme, la gueule écumant de rage, le cœur vrillé par la déraison. J’avais posé le fusil de mon père sur la grande table du salon, chargé, mais sécurisé. Je voulais faire impression. Je comptais bien qu’ils m’avouent leurs méfaits avant d’accepter tête basse la contrepartie de mon silence. La surprise fut de taille. Ils rentraient du théâtre.
À peine ont-il franchi le palier de la porte que je les mitraillai d’insultes, hurlant à perdre haleine, tremblant de tout mon corps. Mais bientôt mes invectives se firent moins véhémentes, m’abandonnant comme on délaisse un navire qui prend l’eau, mettant à nu mon cœur, noyau de désespoir qui brûlait mes entrailles et déchirait ma chair. Ma gorge ne pouvait plus contracter qu’un seul mot, que je scandai en boucle et de toutes mes forces : « POURQUOI ? ».
C’est ma mère qui se saisit de l’arme, la braquant sur moi afin que je m’arrête. Elle rugissait de colère, mais sa peur était limpide. Terrorisée, elle feignait une violence qui ne lui seyait pas. Elle m’avait arraché à une vie de misère, comment osai-je condamner son acte de bravoure ? Je ricanais de mépris et elle haussait le ton, se rapprochant de moi pour se donner courage. Mais malgré ses efforts, elle ne dupait personne : il était évident qu’elle ne tirerait pas. Je le savais fort bien, mon père aussi. »
Mathilde baisse les yeux. Pour la première fois, ils s’emplissent de larmes. Agathe est parcourue de frissons.
« Mais il fondit sur elle comme un aigle sur sa proie, la projetant au sol d’une frappe puissante. J’étais abasourdie par sa réaction violente, mais plus encore pétrifiée par la folle étincelle au fond de ses pupilles. Les traits de son visage en étaient secoués, ses lèvres révulsées prédisaient un carnage. Dans sa violente chute, ma mère échappa l’arme. Bien que désorientée, elle voulu se relever, mais il était déjà sur elle et de nouveau la frappa. Puis encore, puis encore… Mon sang se glaça d’épouvante tandis que je le suppliai d’arrêter. Mais il n’entendait pas, ne cédait rien. Telle une bête sauvage, il réitérait ses coups sans discontinuer et sans laisser paraître l’intention d’arrêter. Horrifiée, je hurlai. Il allait la tuer ! Me précipitant alors à corps perdu sur le fusil tombé au sol, je tirai une première fois dans le vide, m’époumonant de toutes mes forces, le sommant d’arrêter. Mais sourd à ma menace et comme possédé, il s’évertuait à la tuméfier. Je lui tirai dessus. »
***
Mathilde s’est arrêtée de parler, harassée. Dans son abattement, elle se laisse absorber par la lueur tenace émise par l’appareil. Agathe en sait suffisamment pour imaginer la suite : le réseau influent du couple De Cassagne, son illustre fortune, des agents corrompus, une enquête bâclée. En un claquement de doigts, le sort de la jeune fille avait été scellé. Le couple étant lié par un même mensonge, le silence d’Annie s’expliquait de lui-même : tenter d’enfoncer l’autre, c’était tomber soi-même.
« Merci » déclare alors Agathe dans un souffle, tendant son bras pour éteindre l’appareil. Mais Mathilde intercepte son mouvement avec douceur. Sa main posée sur le bras de la jeune femme convulse de micro-mouvements, imperceptibles à l’œil nu, mais que la journaliste discerne clairement sur sa peau. Agathe lève les yeux vers la prisonnière, qui continue de fixer la petite machine.
« Même après la sentence, je continuai de croire qu’il avait été victime d’un accès de folie. Peut-être bien la même qu’au jour de ma naissance, où ma mère avait dû lui tendre le nouveau-né, exigeant qu’il s’en charge sans poser de questions. Pour ne pas voir mon monde s’écrouler entièrement, j’étais encore prête à le pardonner lui. Je m’étais interdite de regarder ma mère, lorsqu’elle faillit mourir, étendue sur le sol. J’avais besoin de croire que tout ce que j’étais avait été construit grâce à l’amour d’un père. Il viendrait me sauver.
Mais les mois s’écoulèrent sans l’once d’un message. Mon incarcération les mettait à l’abri.
Obtenir à la fois mon emprisonnement et la soumission éternelle de ma mère ne lui suffit pourtant pas. Sa haine déchaînée, qu’il avait contenue pendant nombre d’années, l’enflammait désormais et libérait le monstre. Huit jours après le décès de ma mère, que dans ma prostration, je refusai de voir figée dans un cercueil, il s’adressa à moi : Le visiteur anonyme qui demanda à me voir devait avoir mon âge. Il s’était revêtu du chapeau de mon père, celui qu’il exhibait les jours de grandes fêtes. Assis sur ce même siège où vous posez vos fesses, il me lut cette lettre, qui hante ma mémoire :
« Chère enfant déchue, mauvaise farce de ma vie,
Je regrette que tu n’aies pas assisté aux funérailles de ta défunte mère. C’est de nous deux la seule qui t’aie jamais aimée. Mais cessons les mensonges et vois dans cette lettre mon fier non-repentir de t’avoir détournée de l’amour de ta mère.
Il serait trop dommage que tu ne puisses pas entrevoir la bassesse du monde qui t’accueille. Je n’ai jamais aimé ta mère, mais nous nous entendions. Nous nous sommes épousés pour nos plaisantes fortunes, qui ensemble devenaient forteresse. L’argent crois-moi est l’arme des hommes malhonnêtes et comble parfaitement le lâche que je suis.
Dans notre glorieuse alliance, je n’avais pas prévu l’inconstance féminine. Elle tomba amoureuse et à mon grand malheur voulut même un enfant. Un ignoble morveux qui gaspillerait mes ressources, et me ferait perdre ma précieuse jeunesse.
La science est prodigieuse à de multiples égards, et n’osant m’opposer à une femme résolue, je fis appel à l’innovation du siècle, la très discrète, définitive et prometteuse vasectomie. J’ignorai alors dans quel horrible rouage j’avais posé le pied. Ta mère devint folle, elle perdit la raison. Notre stérilité, qu’elle pensait d’ailleurs sienne, la plongea dans un tel état d’obnubilation, qu’elle élabora un plan des plus machiavéliques. « On lui prendra l’enfant, m’avait-elle confié, puis on la renverra ! »
À qui m’étais-je lié ?! Et par quelle ruse allais-je pouvoir la contrer ? Une chute d’escalier aurait tué l’enfant, mais ma terrible femme, cette fois me devança. En cachette de la bonne, elle se travestissait au moyen de coussins, arrondissant son ventre avant chaque sortie. Ainsi, quoi qu’il advienne de la femme de ménage, la grossesse d’Annie était connue de tous : l’enfant factice ne pouvait donc mourir. Car pire humiliation que de ne pas enfanter aurait-été pour elle un fœtus non viable.
Ainsi, bien avant ta désastreuse naissance, me mis-je à vous haïr, ta mère et toi. Elle m’avait enchaîné, mais le regretterait. Tu aurais beau m’user, m’épuiser, me ruiner, tu ne me vaincrais pas. Le jour venu, sonnerait la vengeance et je vous briserai.
Ainsi pour m’avoir volé vingt-huit ans de ma vie, permets-moi de prendre vingt-huit ans de la tienne.
Au paroxysme du bonheur,
Ton père. »
***
Agathe marche à toute allure dans la rue passante qui mène à son immeuble. Elle hurle, scandalisée, horrifiée. L’abomination humaine, dans toute sa splendeur, était-ce vraiment là son fonds de commerce ? « Il faut que ça se sache ! » profère-t-elle fébrile, « Quoi ! » hurle-t-elle aux passants qui la dévisagent. Elle ouvre la grande porte en bois avec fracas, monte quatre à quatre les escaliers. Dans son sac, fourre-tout invraisemblable, les clefs se dissimulent. Agathe renverse tout à terre. Elles sent les larmes monter, attrape ses clefs, ouvre la porte, fait voler dans l’appartement tous les objets jonchant le sol. Claque la porte avec fureur, s’accroupit et éclate en sanglots.
« Qu’allez-vous faire à votre sortie ?, avait demandé Agathe.
– Devenir Idélia, m’installer où l’on m’aime. »
Agathe avait souri, et Mathilde plissé les yeux :
« Et vous ? Comment nommerez-vous votre article ?
– Grandeur et décadence…
– Quelle grandeur ?! s’était-elle exclamée, Ma gloire fut de bien courte durée.
– Grandeur et décadence, avait repris Agathe, d’un père. »
Agathe se relève, se mouche avec grand bruit. Ne pas faire coïncider la sortie de l’article avec celle de Mathilde maisattendre que l’ancienne accusée soit hors d’atteinte, c’est avoirbeaucoup moins d’impact sur le public,renoncer au pouvoir d’attraction du présent. Il faudrait creuser plus profond, trouver des noms, pointer des fautes : Le travail serait long, pénible, éreintant. Et pourrait prendre, qui sait,peut-être des années. Mais publier l’article avant, c’était donner une longueur d’avance aux éventuels complices encore de ce monde, et leur permettre de supprimer des preuves.
Agathe n’atteindrait pas son objectif premier, de se faire remarquer auprès des grands patrons, son projet a changé.
***
L’ancien détective retraité Paul Raymond ouvre sa boîte mail. Il a trois messages. Sa fille l’attends demain sur le parking de l’église pour lui refiler son chien dépressif avant de partir en vacances, sa compagnie d’assurance lui rappelle qu’il approche la septantaine et l’invite à venir réviser son contrat, un expéditeur anonyme ose l’intitulé : De Cassagne. Paul fronce les sourcils et chausse ses lunettes. Le mail est bref :
« Journaliste ayant besoin de votre aide, vous m’avez été recommandé pour votre intégrité. Je vous contacterai. Respectueusement, A.R. »
Un fichier est joint, il l’ouvre.