Ce récit est le résultat d’un double challenge : Écrire dans un premier temps la première phrase qui me viendrait à l’esprit sans possibilité de la modifier, puis découvrir le thème choisi par Jean-Manu, la Novlangue.
« Referme la porte derrière-toi. Ouvre le premier tiroir sur ta gauche. Reporte les numéros sur la feuille de papier vierge. » Paul répétait inlassablement ces trois phrases en s’accrochant à chaque mot comme s’il en allait de sa survie. Il entra en panique dans le bureau vétuste. Sous ses pas, le bois vermoulu menaçait de s’effondrer. « Referme la porte derrière toi… ». Il se dirigea vers le bureau en chêne massif et tenta d’ouvrir chacun des trois tiroirs. Cadenassés. Paul frappa du poing sur la table. L’humidité ambiante était suffocante. Il fit volte face pour ouvrir la petite fenêtre qui donnait sur le jardin, mais la poignée lui resta entre les mains. « Ah ! » Il ne reconnaissait pas sa propre voix. Il lui semblait être sous l’emprise d’une drogue nébuleuse alourdissant ses capacités de raisonnements, propulsant chaque sonorité à travers un mur de glaise. L’angoisse le saisissait sans qu’il ne sache la nommer. Paul tenta de reprendre ses esprits. Que faire de ces informations venues d’outre-tombe ? Il pressentait la gravité de la situation. « Papi Jojo. » Pris d’un malaise soudain, Paul courut vers la sortie et dévala l’escalier à toute vitesse. Parvenu dans le petit jardin, il se laissa choir sur les genoux et gonfla ses poumons d’air frais. Un drone M-748 se fit entendre au loin.
Georges, dit Jojo, avait quitté le monde selon ses souhaits : chez lui, entouré de sa famille. L’homme était devenu déficient à la suite d’une chute d’échafaudage. À 63 ans, il avait été placé chez son fils, soldat retraité aux multiples distinctions, qui avait accepté d’héberger son père avec le plus grand dévouement. Au fil des années, l’état du malade n’avait cessé de se dégrader. Le vieil homme semblait vouloir se laisser mourir. Paul était le seul à raviver quelque émotions enfouies en lui. À chaque visite du jeune homme, Georges trépignait sur son fauteuil, et prononçait des onomatopées, le sang lui montant au visage tant l’effort était rude. Chaque fois, Paul s’approchait de lui et lui prenait les mains : « Je suis là, papi. Je suis heureux de te voir moi aussi ». Il avait fallu plusieurs mois, avant que Paul ne se rende compte que le vieil homme répétait les mêmes syllabes, dans le même ordre. Le vieil homme tentait de communiquer. Avec lui seul. Dès lors, Paul avait augmenté la fréquence de ses visites, recopiant avec soin chaque syllabe. Il les faisait ensuite lire au grand-père qui tantôt acquiesçait, tantôt s’agitait, selon la justesse de la transcription.
Paul n’avait jamais réussi à comprendre le vieil homme. Aujourd’hui, il le regrettait. Il avait toujours tenu ce cahier à l’abri des curieux, cernant la volonté du vieil homme de garder ces entretiens secrets. Il tressaillit. L’herbe sous ses genoux mouillait son pantalon. Il se releva. La maison du vieil homme n’était plus habitable. À fouiner aux alentours il allait se faire repérer. Il lui fallait pourtant percer le mystère. C’était urgent, il le pressentait.
Au lendemain du décès de son grand-père, le jeune homme avait reçu une lettre d’un postier anonyme. En tant normal, Paul se serait empressé de dénoncer le porteur du message à l’un des drones en circulation, tel que le code R-02 le proclamait en alinéa 16 : « Nul ne doit rester anonyme afin de ne pas troubler l’ordre. Car le désordre mène à l’insécurité, l’insécurité au crime, le crime au malheur de la communauté ». Mais les mots de l’inconnu l’en avaient empêché. « De la part de Jojo ». Paul avait refermé la porte avec effroi et décacheté l’enveloppe avec précipitation. La missive de son grand-père n’était pas claire. Elle avait été écrite à la hâte, de sa main, c’est-à-dire avant son accident. Paul avait lu plusieurs fois les trois phrases manuscrites afin de les apprendre par cœur, puis avait brûlé la lettre. En faisant cela, il avait une deuxième fois manqué à ses devoirs de citoyen.
Paul rentra dans la maison pour ne pas se faire repérer, refermant doucement la porte derrière lui. Ce faisant, il fut interpellé par l’étroite commode sur sa gauche. D’aussi loin qu’il se souvienne, le petit meuble avait toujours été là, et pourtant en cet instant, il lui semblait terriblement étranger. Paul prit une profonde inspiration avant d’ouvrir le premier tiroir : un crayon à papier et une feuille blanche y étaient déposés. Il s’en munit, le cœur battant. En soulevant la feuille, les inscriptions gravées au fond du tiroir le firent tressaillir, il nota en hâte : 623 467 215 puis grimpa à nouveau dans le bureau.
Ses mains tremblèrent lorsqu’il déverrouilla chacun des trois tiroirs du vieux bureau. Paul ne comprit pas tout de suite à quoi il avait à faire. Des livres précieux, pour sûr. Datant d’une autre époque. Ces livres n’étaient plus censés exister. L’excitation, mêlée à la crainte enivraient Paul. Il poussa un cri. Les trois ouvrages semblaient identiques. Seules les dates d’édition différaient. Il lut le titre à haute voix « Dictionnaire » et frissonna.
« DIC/SIO/NÈRE » étaient les premières syllabes, répétées à l’infini par le vieil infirme, des mois durant, afin d’éveiller l’attention du jeune Paul. Que cela signifiait-il ? L’un des volumes semblait comporter plusieurs marque-pages. Il s’en saisit et l’ouvrit :
« Liberté : Condition de celui qui n’est pas soumis à la puissance contraignante d’autrui. »
« Protestation : Déclaration formelle par laquelle on s’élève contre quelque chose qu’on refuse d’accepter. »
« Choisir : Prendre quelqu’un, quelque chose de préférence à un(e) ou plusieurs autres. »
Les larmes lui montèrent aux yeux : il ne comprenait pas.
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Crédit photo : RitaE
Niatsu 16 août 2018
Court et effrayant , on est captivé !
Mel 16 août 2018 — Auteur d'un article
Oh merci !! 😀